Extension du domaine virtuel de la lutte

Paresseux Scribouillard
10 min readMay 1, 2020

“À 6000 €, si on atteint ce palier, je vous fais un run de Super Mario 64 avec toutes les textures remplacées par la tête d’Emmanuel Macron”

Derrière l’aspect comique du moment, en ce 5 décembre 2019, quelque chose de curieux et d’inédit est en train de se passer :

Pour la première fois, Twitch est détourné de sa fonction de plateforme de divertissement, en un outil politique pour financer une caisse de grève, en soutien à la lutte contre la réforme des retraites.

En réussissant à récolter plus de 150 000€, le Recondustream et les personnes qui y ont participé utilisent en effet le jeu vidéo et Twitch comme un outil politique.

Au cours du mois de Décembre 2019 de nombreux médias presse écrite comme audiovisuelle ont couvert cet évènement sous l’angle d’une initiative sympathique de militants avant de passer au sujet suivant.

Pour ma part, je pense qu’il est plutôt révélateur d’une époque où la frontière entre le réel et le virtuel est de plus en plus floue. J’ai donc cherché à rentrer en contact avec plusieurs membres du collectif Recondustream qui ont organisé cet évènement.

Sous le prisme du confinement, en ce 1er mai cette approche prend une tournure encore différente. Cela préfigure-t-il un nouveau type de mobilisation pour différentes causes ? C’est la question à laquelle je me suis intéressé, mais laissons plutôt la parole aux acteurs de cet évènement inédit.

“Il y a quelque chose d’ironique et qui nous plaît un peu de faire cette démarche sur une plateforme qui n’a pas les mêmes valeurs que nous… une sorte de “détournement”

Propriété d’Amazon depuis 2014, Twitch est surtout connu pour accueillir les retransmissions de nombreux tournois tels que l’EVO pour les jeux de combat, The International pour Dota 2 ainsi que les championnats du monde de League of Legends.

Ou bien pour héberger les chaînes de streamers célèbres comme Shroud, joueur de Counter-Strike Global Offensive, Tfue joueur sur Fortnite ou le streamer Ninja avant son départ pour la plateforme de Microsoft, Mixer en août 2019.

Si la plateforme accueille des évènements ayant un but caritatif comme l’AGDQ ou bien le ZEvent, permettant de récolter des millions pour différentes œuvres de charité comme la lutte contre le cancer, elle reste une plateforme de divertissement n’accueillant pas de contenus politiques.

AGDQ 2020, qui à récolté plus de 3 millions de dollars au profit de la Prevent Cancer Foundation

Certains streamers, ayant parfois des centaines de milliers d’abonnés, comme Trihex, peuvent choisir d’aborder des sujets politiques, mais ils représentent une infime minorité parmi la pléthore de streamers qui préfèrent ne pas aborder des questions délicates pouvant avoir un impact direct sur leurs rentrées financières.

Trihex, avec plus de 400 000 followers sur Twitch est un des rares streamers qui n’hésite pas à aborder des questions politiques qui pourraient pourtant lui nuire

Cependant, Twitch tente également depuis plusieurs années de se diversifier, en opérant une incursion dans d’autres domaines moins liés au streaming de jeu vidéo.

Une catégorie en particulier, lancée fin 2018 est en forte croissance. Portant le nom vague de“Just Chatting” (“Discussion” dans la version française du site), et regroupant une diversité de contenus est en forte croissance. Selon Arsenal.gg, service de suivi et d’analyse des plateformes sociales comme Twitch, la catégorie Just Chatting est même devenue la plus importante de Twitch début 2020 après avoir gagné en popularité au cours de l’année 2019.

C’est dans ce contexte que le Recondustream intervient. En prenant place sur une plateforme de diffusion de jeu vidéo qui cherche à se diversifier, en offrant de plus en plus de place à des contenus qui ne sont pas exclusivement reliés au jeu vidéo.

La chaîne remplit un espace vide dans la plateforme en affichant un contenu politiquement marqué, se voulant une extension virtuelle des manifestations qui ont eu lieu contre la réforme des retraites à la fin de l’année 2019.

Il s’agit donc effectivement d’un détournement d’une plateforme qui considère souvent le politique comme quelque chose de tabou, et est la propriété d’une entreprise habituée à faire les unes de journaux concernant ses régulières violations en matière de droit du travail.

Mais c’est aussi un détournement qui s’applique aussi aux streams de jeux eux-mêmes, puisque les jeux sont utilisés dans le cadre d’une contre-programmation.

Qu’il s’agisse de Super Mario Maker 2 pour simuler le parcours d’une manifestation, de Crusader Kings pour parler d’histoire médiévale, ou de Smash Bros Ultimate pour parler d’histoire des luttes sociales, des jeux mainstreams sont utilisés comme outils de discussion politique.

Reproduction d’un parcours de manif dans Super Mario Maker 2 dans un stream de MisterJDay

Transformer un jeu tel que Les Sims en simulateur de retraite permet ainsi d’approcher le sujet de manière décalée mais concrète, dans un format ouvert à tous : “L’idée c’est aussi qu’un maximum de personnes puissent se retrouver dans ce que l’on propose, quels que soit l’âge, les goûts ou le degré de politisation”

L’accessibilité est d’ailleurs quelque chose de recherché par les membres du collectif, une volonté très claire dès le début de proposer un espace créatif se plaçant directement comme une extension à la grève :

“On voulait proposer une offre diversifiée qui, si elle accompagne la tendance assez nette sur Twitch de streamer autre chose que du jeu, représente surtout la diversité de la société française et de ce que ses citoyens ont à offrir quand ils sont libérés du cadre productif.”

La création du collectif Recondustream est aussi une extension logique des compétences des organisateurs, déjà familiers des plateformes de streaming telles que Twitch :

“Soutenir la grève de cette façon me semblait logique. Se servir d’un outil que je connais bien comme le stream pour le mettre aux profits d’une lutte qui m’est chère, ça tombait sous le sens.”

“Nous sommes une équipe composée d’un ensemble de volontaires (une 60ène), nous venons toutes et tous d’horizons différents (streameurs, artistes, bénévoles pour gérer les différents aspects “invisibles” du collectif).”

Si l’incursion du politique dans le jeu vidéo n’est pas un phénomène récent, il semble que le Recondustream propose un rapport différent. Utilisé en tant qu’outil, il devient une partie du discours politique et représente une extension virtuelle de la lutte bien réelle.

Il n’est pas le seul, et récemment on à pu assister à l’utilisation détournée du personnage Mei dans Overwatch suite à la censure par Blizzard d’un joueur partisan de l’indépendance de Hong-Kong. Ou bien à l’incursion des manifestations du mouvement des Gilets Jaunes dans GTA V et The Crew.

Le personnage de Mei dans Overwatch, ayant des origines chinoises, utilisé comme symbole de la lutte par les manifestants pro-démocratie

Dans le cas du Recondustream, en discutant avec différents membres à l’origine de cette initiative, une chose apparaît clairement. Bien que tous aient des valeurs “de gauche” (dans le contexte politique français ou les valeurs de progrès social sont typiquement associées aux mouvements de gauche), aucun n’est membre d’un parti politique.

Et le Recondustream reflète ceci, puisqu’il est organisé hors du cadre d’un quelconque parti politique ou bien d’un syndicat. Une chose importante dans le contexte politique actuel, au vu de la perte d’attractivité des structures politiques classiques (partis, syndicats).

On peut alors se demander s’il s’agit peut-être, d’une nouvelle étape dans le détournement des codes du jeu vidéo dans un objectif militant en support à des manifestations et une grève bien réelle.

Au sein du collectif, certains travaillent dans l’industrie du jeu vidéo, parfois depuis plusieurs années, en freelance ou en CDI, pour de petits ou de grands studios. D’autres sont encore étudiants dans le domaine. D’autres enfin, ne travaillent pas dans le domaine mais sont tout simplement attachés au medium en tant que joueurs et joueuses.

Plusieurs sont adhérents au STJV à titre personnel, seul syndicat invité durant presque 6 semaines de stream. Pour rappel, le Syndicat des Travailleurs du Jeu Vidéo (STJV) a été créé en 2017 et accompagne les salariés dans la défense de leurs droits.

pour plus d’infos : stjv.fr

Les débuts de cette initiative montée très rapidement, en moins de 48h suite à une discussion sur Twitter sont le reflet de cette initiative indépendante. Pas de grand message d’une association, d’un syndicat ou d’une autre organisation, juste la volonté de faire quelque chose, à leur manière :

“C’est Quineapple (qui fait également partie du Stream Reconductible) qui m’a envoyé un message pour me dire en gros “Y a un stream pour soutenir la grève qui s’organise là, viens !” au moment où l’initiative se montait, et je n’ai pas hésité. Je suis féministe, anticapitaliste et défends des convictions très à gauche depuis toujours, [mais] ça ne s’était pas encore traduit “officiellement” à travers des associations ou des syndicats”

“Nous avons voulu créer un nouvel espace de lutte pour permettre d’une part d’informer sur le sujet et de sensibiliser notre public à ces questions politiques, mais également de permettre aux personnes n’ayant pas forcément les moyens de manifester ou de faire grève, quelles que soient leurs raisons, de participer à leur manière.”

“J’ai toujours eu la fibre “de gôche” et pas mal militante, et ça fait déjà longtemps qu’inspiré pas des initiatives sur le net, j’avais envie de faire quelque chose dans ce genre-là”

“Je voulais participer à un truc comme ça depuis longtemps”

Pour eux, la création du collectif Recondustream est un nouveau moyen de mobilisation alternatif pour un certain nombre de gens qui peuvent ne pas se reconnaître dans le schéma classique syndicats/manifs/partis qui laisse un certain nombre de personnes de côté.

“Je suis persuadée depuis plusieurs années déjà qu’Internet et des plateformes comme Twitch permettent organiquement de créer une horizontalité car, dans l’absolu, c’est assez facile de se brancher et de créer notre propre contenu. Du coup, ça donne des moyens d’action à des publics qui sont historiquement assez éloigné de l’esprit de collectif nécessaire à l’action syndicale, et qui n’ont pas les capitaux financiers ou sociaux pour entrer dans l’arène politique.”

“Clairement dans notre idée de départ, il y avait cette volonté de permettre aux gens qui n’en ont pas les moyens autrement, de soutenir la grève, de se mobiliser, etc.
Il y a sans doute aussi un côté “moins grave” à donner à une telle initiative plutôt que directement à une caisse de grève ? Et le fait qu’en général on parle de sujet relativement grave mais dans une ambiance bon enfant, sur le ton de l’humour, ça aide aussi”

Quiconque suit l’actualité des studios et de l’industrie vidéoludique sait que le thème de la précarité n’est pas étranger au milieu du jeu vidéo. Entre licenciement de tout ou partie des équipes d’un studio suite à des difficultés économiques, ou pour réduire les dépenses et assurer une hausse des dividendes des actionnaires, comme chez Activision-Blizzard par exemple, c’est un sujet récurrent relatif à l’industrie.

Article de Jason Schreier pour Kotaku à retrouver sur leur site

Industrie que certains membres du Recondustream connaissent bien, ayant travaillé ou travaillant dedans :

“Pas de convention collective adaptée, une culture du crunch. Très peu de femmes. Je ne parle même pas des minorités, parce qu’en général, pour bosser là-dedans, il faut avoir eu les moyens financiers de faire des études dans la tech, ce qui exclut de base beaucoup de personnes.”

“La grande majorité des devs sont considérés comme techniciens supérieurs, alors que le métier qu’il font ne se passent pas dans les mêmes conditions, sans parler du crunch”

Des conditions de travail de plus en plus largement dénoncées, et documentées dans plusieurs enquêtes menées par Canard PC et Mediapart en 2018 regroupés sous le nom “Crunch Investigation”.

Un dossier en accès libre à retrouver sur le site de Canard PC

Un constat partagé par celles et ceux qui y travaillent ou finissent des études avant de rentrer dans ce milieu “la structuration actuelle de l’industrie me semble particulièrement bien foutue pour calmer ce genre d’ardeur revendicatives.”

Puisque ces pratiques peuvent d’ailleurs empêcher les gens dans ce milieu de se mobiliser quand bien même ils le voudraient (difficile d’aller manifester quand il faut cruncher pour atteindre la prochaine “milestone” sur un projet), cette mobilisation parallèle permet donc aussi de s’adresser aux personnes de l’industrie.

Le 26 janvier 2020, après avoir récolté plus de 150 000€, l’équipe du Recondustream a décidé de mettre en pause son action pour sauvegarder “la santé de notre équipe et la qualité de notre contenu”. Bien que le groupe n’ait pas encore communiqué de suite à leur action, il est déjà garanti qu’elle se continuera après avoir vu “l’accueil que vous avez fait à l’espace d’expression que nous vous avons proposé”.

Une nouvelle expérience pour le public présent, mais également pour ceux qui l’ont organisé, et ce alors que les grandes productions du jeu vidéo cherchent à éviter de se politiser un maximum, pour éviter des pertes de ventes potentielles.

“C’est une expérience qui a été édifiante pour ma culture militante. J’y ai appris des façons de m’organiser et d’organiser des luttes (et des projets de manière plus globale) de façon respectueuse à la fois pour l’extérieur mais aussi pour celleux qui charbonnent à l’intérieur.”

“J’espère une conséquence plus globale de la démarche, à savoir l’établissement concret d’une nouvelle façon d’informer, éduquer et de lutter”

Une chose est sûre cependant, tous espèrent que d’autres initiatives en France ou dans d’autres pays s’en inspirent “mon petit doigt me dit que ce type d’initiative risque de se multiplier à l’avenir ;)”

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Paresseux Scribouillard

Parce que des fois, j’aime écrire plus long qu’un tweet