Intel, un retour aux sources ?

Paresseux Scribouillard
9 min readMar 28, 2021
Le nouveau logo d’Intel depuis fin 2020, nouveau look pour une nouvelle vie ?

Après des années difficiles, un vétéran du fondeur revient en tant que président et veut redonner à Intel sa position d’innovateur du monde des semi-conducteurs.

Le 23 mars 2021, Pat Gelsinger, nouveau président du “Géant de Santa Clara”, ancien ingénieur en chef d’Intel (ou il a travaillé plus de 30 ans), ex-président de VMWare, présentait son plan de bataille.

Un traitement de choc en plusieurs parties :

  • Un investissement de $20 milliards de dollars dans 2 nouvelles fonderies en Arizona
  • La création d’une nouvelle branche d’Intel, dénommée Intel Foundry Services qui fabriquera des puces pour d’autres entreprises, une première pour l’entreprise qui garde le monopole de ses “fabs” (à quelques exceptions) depuis 30 ans
  • Un recours à des fonderies externes (comme TSMC) pour produire les produits d’Intel (qu’il s’agisse de CPU ou bientôt de cartes graphiques)

C’est qu’Intel est depuis déjà quelques années dans la tourmente. Et la pénurie actuelle de semi-conducteurs qui affecte plusieurs industries (automobile, matériel informatique, consoles de jeux, smartphones, et même les frigos !) est peut-être l’occasion rêvée pour le géant de se réinventer.

Pat Gelsinger, nouveau patron d’Intel, pose avec un prototype de puce graphique pour datacenters “Ponte Vecchio” devant être commercialisé courant 2021. Accessoirement, cette puce vaut probablement plus que votre maison.

Comment Intel s’est retrouvé dans cette situation ? Est-ce que Pat Gelsinger saura faire retrouver à Intel son aura d’antan ? Quel rapport entre le Blue Man Group et Sheldon de Big Bang Theory ? La réponse à toutes ces questions (et bien plus encore) dans cet article sur le passé d’Intel pour essayer de deviner l’avenir du géant aussi appelé Chipzilla.

Il serait facile de croire qu’Intel et ses produits, Pentium, Core et autres processeurs sont la base d’un des plus grands noms du hardware PC. Il n’en est rien. Intel (comme AMD et bien d’autres) est à la base un simple fabricant de circuits intégrés issu d’une entreprise souvent inconnu du public, Fairchild Semiconductor.

Fondeur avant d’être inventeur

Le nom d’Intel est tout à fait pragmatique. Si à sa création en 1968 par Robert Noyce et Gordon Moore l’entreprise s’appelle encore NM Electronics, elle changera au bout de quelques semaines pour son nom définitif : Intel, pour Integrated Electronics.

A gauche, le tout premier logo d’Intel qui deviendra immanquable dans les années 80 et 90.

Pendant plus de 10 ans, jusqu’à l’introduction en 1978 du 8086 — un processeur 16 bit qui deviendra un des processeurs les plus populaires — Intel est surtout un fabricant parmi d’autres, notamment de mémoire (SRAM, DRAM, des puces similaires à celles trouvées encore aujourd’hui dans les barrettes de mémoire vive par exemple.).

Motorola avec son 68000 représente alors une concurrence sérieuse et un géant comparé au petit Intel. C’est la fabrication de puces mémoire qui constituera d’ailleurs la majeure partie de son chiffre d’affaires jusqu’en 1981.

Les débuts de l’empire Intel : le processeur Intel 8086 qui introduit le jeu d’instruction x86 présent dans tous les PC qu’ils soient fixes ou portables mais aussi consoles (PS4/PS5, Xbox One / Series S|X)

Cela changera rapidement dans les années 80 permettant à l’entreprise d’acquérir une position lui permettant de proposer et définir des standards qui sont parfois encore à la base de l’informatique PC actuelle. On pensera notamment à la collaboration avec Xerox en 1980 sur le protocole Ethernet (bien qu’ayant évolué, les câbles réseaux présent dans tous les ordinateurs fixes de la planète ou presque l’utilisent). Ou bien au jeu d’instruction x86 introduit avec le 8086 et développé depuis plus de 40 ans puisqu’il est encore présent dans tous les processeurs de la marque (ainsi que les produits d’AMD).

Broadwell, le 14 nm et le début des ennuis

Depuis 2014 et le retard originel de sa 1 ère architecture de processeur en 14 nm “Broadwell”, Intel s’est débattu avec de plus en plus de problèmes de conception et de développement de ses processeurs. Un retard léger au départ, de quelques mois seulement puisque devant sortir fin 2013, les processeurs finiront par sortir mais pas sans difficultés. Broadwell sortira effectivement dans une version destinée aux PC portables (les séries U, comme le 5600U par exemple) mais… début 2015 !

Cela ne devait pas avoir un effet sur les prochains produits selon Intel à l’époque. Étant alors au sommet de la montagne, acteur dominant du domaine, pendant qu’AMD essaie à l’époque d’éviter la banqueroute par tous les moyens, il y a alors peu de raisons de remettre en question la parole du géant de Santa Clara. Après tout, Intel est un des pionniers dans le domaine, et à déjà démontré qu’il savait se remettre en question face à un échec — l’épisode du four Pentium 4 Prescott est encore dans toutes les mémoires, autant que le comeback de la firme avec ses Core 2.

En 2012, Intel indique le 14 nm pour 2013. Il arrivera finalement début 2015. Le 10 nm prévu autour de 2015 est -6 ans après- toujours aux abonnés absents sur Desktop et n’est disponible que depuis fin 2019 pour Laptop.

Mais le reste de l’histoire ne va pas se passer comme prévu pour Intel. Déjà le fondeur sera obligé de reconnaître que ses objectifs étaient bien trop ambitieux. C’est que si les nanomètres d’un procédé de fabrication donnent une idée rapide, elle est terriblement réductrice. La densité de transistors visée est une mesure plus complexe, mais bien plus révélatrice.

Et d’un procédé 14 nm à 10 nm, Intel visera un presque triplement (2,7X) du nombre de transistors. Cela revient à passer d’environ 1,3 milliards de transistors sur un processeur Broadwell (qu’Intel aura déjà du mal à produire pour rappel) à presque 4 milliards de transistors. Une marche trop haute, même pour Intel, qui voudra dans le même temps introduire une nouvelle architecture.

Mi-2019, Robert Swan, directeur financier d’Intel devenu PDG à la suite du “départ” de Kraznich sera bien obligé de reconnaître le péché d’orgueil de l’entreprise vis-à-vis de son procédé de fabrication en 10nm.

5 ans de perdus ? Les errements de l’ère Krzanich

Mais au milieu des années 2010, ce n’est pas qu’au niveau technique et scientifique qu’Intel patine. Brian Krzanich, alors à la tête d’Intel va enchaîner les mauvaises décisions.

Reporter la faute de différents retards sur les équipes de production, investir dans le marketing plutôt que la R&D (avec une campagne de publicité montrant Jim Parsons de Big Bang Theory et aurait coûté des millions de dollars), parier sur de nouveaux marchés qui ne décolleront pas.

Les modems 4G/5G d’Intel étaient notamment développés dans les labos français d’Intel sur le campus de Sofia-Antipolis. Labos fermés à la suite d’un projet catastrophique pour Intel. © France Bleu / Radio France

Qu’il s’agisse d’Internet des Objets (IoT) avec son projet “Edison”, de modem 5G (Intel licenciera plusieurs centaines de personnes travaillant sur le campus de Nice Sofia-Antipolis après un développement désastreux bien raconté par Semi-Accurate) ou bien de l’impatience croissante d’Apple qui en aura assez des retards d’Intel et finira par basculer tous ses produits sur des puces conçues complètement en interne — la liste est longue et loin d’être exhaustive.

De manière anecdotique (ou révélatrice, c’est selon) Krzanich accumulera les scandales personnels. Il apportera publiquement son soutien au mouvement Gamergate (qui générera pendant des mois un harcèlement de Zoe Quinn ainsi que d’autres femmes dans le monde du jeu vidéo) et sera également un soutien financier de la campagne 2016 de Donald Trump. Il tentera d’organiser une levée de fond avant d’annuler — après avoir provoqué un tollé en interne.

Krzanich postera un tweet s’opposant au “Travel ban” instauré par Trump au début de son mandat — avant que la mesure ne soit jugée anticonstitutionnelle.

Un charmant personnage donc, qui portera atteinte à l’image de l’entreprise. Échec après échec, nombre de décisions économiques contribueront à la lente descente de l’aura de prestige qu’Intel possédait encore quelques années auparavant. Ayant une relation avec une employée d’Intel il finira par démissionner (sous la forte pression du board y voyant ici sûrement la parfaite occasion de se débarasser d’un CEO devenu bien encombrant) en juin 2018. C’est qu’on ne rigole pas avec l’adultère (Kraznich était marié) dans le milieu des présidents de grandes entreprises aux USA — on citera ainsi Mark Hurd à la tête de Hewlett-Packard (devenu HP) ou Brian Dunn à la tête de Best Buy.

Krzanich avait été choisi par le board pour ses qualifications de financier. Il apportera aux actionnaires les dividendes qu’ils attendent, portés par une croissance énorme dans le domaine des datacenters à l’époque ou Intel possède la mainmise, Intel n’aura qu’à se laisser porter…

Malgré les décisions hasardeuses de Brian Krzanich, les actionnaires resteront concentrés sur le cours de l’action. A partir de 2013 elle s’envole pour la 1ère fois depuis la bulle de l’an 2000 grâce aux (très) bonnes performances dans les datacenter grâce à Google, Facebook, Amazon, Microsoft… ©Yahoo Finance

C’est qu’à partir de 2012 on est dans les débuts de l’ère des cloud gigantesques de Google, Facebook ou Amazon. Intel en profitera à plein, n’ayant pas de réels concurrents, mais sera plus vainqueur par défaut qu’autre chose. Les choses sont désormais bien différentes, avec la concurrence féroce qu’il rencontre désormais face aux Epyc d’AMD plus puissants, moins chers et offrant des fonctionnalités absentes chez Intel (PCIe 4.0 notamment).

Depuis 2017 avec l’introduction d’Epyc, AMD propose une alternative sérieuse dans les datacenters à Intel. En moins de 3 ans, il est passé de 0 à presque 10% de part de marché de ce secteur extrêmement lucratif.

L’architecte en chef du 486 à la barre, un nouveau souffle pour Intel ?

Plus qu’un bon choix économique (Gelsinger a dirigé VMWare, géant dans le domaine de la virtualisation des logiciels et l’action de VMWare s’est envolée), c’est aussi d’une ambition technique renouvelée.

Dire que Pat Gelsinger connaît bien Intel serait un euphémisme. Avant de partir pour EMC (qui sera revendu des milliards dans une acquisition par Dell) et VMWare, Gelsinger a passé plus de 30 ans chez Intel.

Outre son rôle de CTO (Chief Technology Officer), il est aussi et surtout connu pour avoir été — à 25 ans — l’architecte en chef du 486, le processeur précédent le premier Pentium d’Intel.

Le processeur Intel 486, dont Pat Gelsinger était l’architecte en chef sortira en 1989. Se retrouver à la tête du “plus gros projet de l’industrie” à 25 ans est une expérience formatrice dont Gelsinger racontait quelques anecdotes à ComputerWorld en 2008.

Embauché à 18 ans à sa sortie de l’école, Gelsinger travaillera d’abord en tant que technicien de contrôle de la qualité des puces, alors qu’il étudiait en même temps pour décrocher un diplôme d’ingénieur à Stanford en 1985. De la fabrication jusqu’au management de la plus grande entreprise du secteur, autant dire que si quelqu’un connaît Intel dans ses moindres recoins, c’est probablement Gelsinger.

Un tel CV ne sera probablement pas de trop pour résoudre les soucis d’Intel. Car si les ennuis peuvent vite arriver dans le monde des composants électroniques, il faut souvent plusieurs années pour en voir le bout.

Intel à tardé a voir le potentiel dans l’utilisation de plusieurs puces (‘Chiplets’ chez AMD, ‘Tiles’ chez Intel) pour faciliter la production de ses produits. De fait ces 4–5 dernières années, c’est non seulement un avantage de performance technique qu’AMD à acquis, mais également un avantage économique. Grâce à ses chiplets, AMD ne commande ainsi qu’un seul type de core et les assemble ensuite comme on assemblerait les mêmes Legos mais pour créer différents types de produits.

Un processeur EPYC d’AMD. Sur les côtés, les cœurs du processeur, contenant chacun 8 cœurs, pour 64 cœurs sur ce processeur. Au centre on retrouve l’IO Die qui gère le bus mémoire entre les cœurs “Infinity Fabric” et la communication avec le reste de la machine, notamment via PCI Express.

Cela permet non seulement à AMD d’assembler plus de cœurs que chez Intel, mais cela lui offre surtout une flexibilité bien plus grande sur tous ses produits du processeur pour serveur jusqu’au simple PC de bureau. Si un bloc de cœurs ne fonctionne pas à la fabrication, il suffit alors de le remplacer par un autre.

Intel de son côté dispose d’un design dit “monolithique”, d’un seul bloc. S’il y a des défauts sur la puce produite, elle est donc potentiellement inutilisable et invendable — une double sentence donc avec les problèmes de fabrication rencontrés par Intel.

Ce n’est donc pas un hasard si lors de sa première communication publique en tant que nouveau boss d’Intel, Pat Gelsinger s’est affiché avec un produit rompant avec les produits “monolithiques” d’Intel.

Ponte Vecchio, un produit important pour Intel à plus d’un titre.

La dernière grande annonce et peut-être la plus importante pour le futur d’Intel est l’ouverture de ses propres fonderies à d’autres entreprises. Via sa nouvelle entité indépendante Intel Foundry Services, il est question de venir faire concurrence à TSMC et Samsung qui règnent en maître sur le domaine. Une vision plus pragmatique de l’investissement aussi, les fonderies coûtant des dizaines de milliards de dollars à construire et maintenir.

Une petite visite à l’intérieur de la plus récente usine d’Intel la Fab 42, chargée de produire les derniers processeurs en 10 nm.

Face à ces investissements colossaux et alors que la question de l’indépendance technologique des États-Unis et de l’Union Européenne à le vent en poupe face à la mainmise de fait de la Chine sur le sujet, Intel à clairement une carte à jouer ici.

Intel pourra-t-il rattraper son retard ? Assistera-t-on à un retour au sommet face à un AMD qui enregistre des résultats historiques depuis 4 ans ? Ou bien l’entreprise fondée par Gordon Moore et Robert Noyce se recentrera-t-elle sur sa capacité de producteur et de fabricant, comme à ses débuts ? Ou enfin, se pourrait-il que les processeurs x86 soient remplacés par leurs contreparties ARM ?

Nous n’aurons certainement pas les réponses à ces questions cette année, ni même en 2022. Mais d’ici-là, espérons que la pénurie actuelle de composants sera terminée, afin de pouvoir discuter du futur des semi-conducteurs et du hardware qui trouve sa place au sein de nos PC!

Un Wafer, disque utilisé pour la production des composants nécessaires pour un processeur. Peut aussi s’utiliser comme miroir magique pour essayer d’y prédire le futur.

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Paresseux Scribouillard

Parce que des fois, j’aime écrire plus long qu’un tweet