Pigistes : l’enfer qui vient

Paresseux Scribouillard
6 min readOct 28, 2019

La réforme de l’assurance chômage telle qu’avancée par le gouvernement représente non seulement une formidable casse du modèle social français, mais aussi une opportunité de contrôle social.

Photo des feux de Califonie par Naveen Nkadalaveni, Wikimedia Commons.

Grâce à l’article de Médiapart sur l’assurance chômage (disponible en accès libre via ce lien), on sait désormais à quelle sauce les précaires de tous poils seront mangés.

Grâce à de nouveaux calculs visant à réduire drastiquement les indemnités des 2,6 millions de personnes qui les touchent, nombre de précaires qui touchaient des indemnités leur permettant de juste survivre vont se retrouver avec des allocations sévèrement réduites ou nulles.

Et à la lecture de cet article, la première chose qui vient à l’esprit c’est la guerre contre les plus pauvres que cette nouvelle réforme représente. Contre les femmes notamment, comme l’illustre bien le cas de Sarah décrit dans l’article :

“ Le cas de Sarah, que nous avons retenu, illustre bien le problème. Si elle a travaillé un mois sur deux pendant deux ans (pour 1 425 euros mensuels), puis retrouvé un petit boulot à mi-temps (rémunéré 730 euros) pendant qu’elle touche l’allocation chômage, elle aurait aujourd’hui pu cumuler son nouveau salaire, et une allocation de Pôle emploi ramenée à 385 euros par mois. Avec la réforme, ce sera fini, car son nouveau salaire brut dépassera tout juste le plafond de 75 % du SJR, à partir duquel toute indemnisation supérieure est interdite.”

Illustration de Mediapart, tous droits réservés.

C’est aussi une guerre contre les précaires “créatifs”, qu’ils soient journalistes pigistes, photographes, graphistes ou illustrateurs.

En effet, avec ces nouvelles règles, publier la moindre pige alors que l’on est au chômage entrainera la perte des droits d’allocation que l’on peut avoir. Or on le sait, nombre de médias fonctionnent uniquement grâce aux pigistes auxquels ils font appel.

Ces journalistes sont souvent dépourvu carte de presse, puisqu’il faut pouvoir en tirer la majorité de ses revenus (et donc avoir suffisamment d’opportunités de piges pour pouvoir en vivre). C’est le cas de l’auteur de cet article et de bien d’autres qui alternent entre activités de communication ou travail complètement extérieur au journalisme.

Dans ce genre de situations compliqué de faire reconnaître ses connaissances et son expérience quand on pas de poste “légitime”. Et pour ceux qui ont un métier à côté, difficile d’aménager du temps pour s’investir plus et essayer de postuler à des postes de permanent.

Dans tous les cas, et depuis déjà quelque temps, la majoritée des grands groupes de média cherchent à réduire le nombre de journalistes en CDI au sein de leur rédaction.
On peut citer quelques exemples récents comme en attestent l’hécatombe Reworld ainsi que le plan social en cours à L’Express.

Les médias qui ont la chance de ne pas subir une réduction immédiate de leurs effectifs n’ont cependant pas forcément une considération plus importante pour les pigistes. C’est même plutôt le contraire, comme très bien démontré par Justine Brabant dans son article “Arnaquer les journalistes pigistes, mode(s) d’emploi”.

Dès lors se présente une alternative qui connaît un succès croissant dans le domaine des médias ces dernières années : être journaliste sous statut d’auto-entrepreneur.

Seul problème : c’est parfaitement illégal comme le rappelait il y a quelques années le SNJ, Syndicat National des Journalistes.

En effet, selon l’article L. 7112–1 du Code du travail :

“Toute convention par laquelle une entreprise de presse s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un journaliste professionnel est présumée être un contrat de travail.
Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération ainsi que la qualification donnée à la convention par les parties.”

Cela signifie donc qu’être journaliste professionnel (titulaire ou pigiste), sous le statut auto-entrepreneur, est illégal.

Or afin d’éviter de payer les cotisations sociales à payer par l’employeur (aussi appelées “Cotisations patronales” par abus de langage), et pour continuer à pouvoir travailler, nombre de journalistes se mettent en contradiction avec la loi.

Cela arrive dans tous types de rédactions, qui peuvent d’ailleurs également employer des journalistes titulaires possesseurs de la carte de presse, rendant l’hypocrisie de ce statut encore plus fort.

C’est là où la sournoiserie et la duplicité de cette réforme de l’assurance chômage pourraient avoir un effet de bord bien plus important qu’on ne peut l’imaginer sur le journalisme et les articles qui seront produits.

Bien que cela ne soit probablement pas volontaire (l’incompétence et le manque de vision étant une hypothèse bien plus crédible), un pigiste va donc se retrouver devant un choix cornélien. A moins de se faire embaucher comme journaliste titulaire ce qui, vu le contexte risque d’être compliqué, il n’y a que 3 choix :

  • Choisir de continuer son activité telle quelle, sachant que si l’on touche des indemnités chômage, cela revient à se couper volontairement d’une source de revenus importante et représente un “suicide économique”
  • Choisir de continuer en autoentrepreneur, sachant pertinemment que c’est illégal et qu’en cas de contrôle, l’employeur dispose probablement d’un juriste d’entreprise, ce qui ne sera vraisemblablement pas le cas du pigiste
  • Quitter, purement et simplement le domaine, dû à une insécurité économique trop grande, ou bien un dégoût des pratiques de certains employeurs.

Il en ressort donc que pour outrepasser cette insécurité économique importante, il faudra soit déjà occuper un emploi à temps plein, dans le journalisme ou ailleurs.

Ou bien. Ou bien ne pas être soumis, ou moins fortement à ces contraintes économiques. Dans certains milieux culturels par exemple, il n’est pas interdit de penser que seules les personnes ayant la possibilité de consacrer du temps à une aventure qui ne fera que leur coûter le feront parce qu’ils le peuvent économiquement.

Pendant que les autres auteurs ne bénéficiant pas du même niveau de sécurité économique abandonneront simplement le domaine. Et cela pose évidemment la question de la diversité des voix et donc, du contrôle de la parole dans un média. La question de savoir quelles catégories sociales, quelles classes ont accès à la parole publique.

Comme constaté par de nombreuses personnes journalistes ou non dans le traitement de la crise des gilets jaunes, le journalisme est déjà victime de son endogamie, avec une homogénéité sociale très forte. Ainsi, comme le service CheckNews de Libération l’avait constaté, il existe un vrai souci de diversité dans les rédactions.

La question de la diversité traitée par le service CheckNews du journal Libération. Tous droits réservés Liberation.

Un problème reconnu par une majorité écrasante des médias, qu’ils soient historiques ou plus récents, qui peuvent se questionner sur la définition même de ce qu’est un “vrai” journaliste comme dans le cas de Tahar Bouhafs.

Le New York Times lui-même via Dean Baquet, seul rédacteur en chef noir d’un grand média, reconnaissait l’ampleur du challenge au sein du journal. Ce manque de diversité se constate très concrètement dans le traitement des sujets. Récemment, c’est sa couverture des propos racistes du président Trump qui faisait débat.

Article du Daily Beast sur le traitement des propos racistes du président Trump au sein du New York Times, “un putain de bordel” selon Dean Baquet, 1 er rédacteur en chef noir du journal. Tous droits réservés The Daily Beast.

Dès lors imaginez quelques instants ce que cette réforme va impliquer en termes de diversité dans le journalisme, en fermant la porte à nombre de gens qui survivaient tant bien que mal grâce à leur indemnités chômage et autres aides sociales.

Bien que ce ne soit donc probablement pas volontaire, cela ira forcément dans le sens du gouvernement si des personnes issues de catégories sociales supérieures, n’ayant pas à souffrir des politiques de ce gouvernement, restent les seuls à pouvoir accéder à la parole dans le milieu médiatique.

Par nature, les pigistes sont plus séparés que les journalistes en rédaction, n’étant pas forcément en contact avec des organisations de défense de leurs droits telles que Profession Pigiste, ou bien des collectifs tels que Ras La Plume.

La seule option est donc de s’unir et de se donner rendez-vous le 5 décembre pour défendre des droits non seulement chèrement acquis au fil des décennies, mais également l’élargissement de ceux-ci, cruciaux afin d’apporter plus de diversité et de mixité dans le journalisme.

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Paresseux Scribouillard

Parce que des fois, j’aime écrire plus long qu’un tweet